Roulette chinoise – stop à l’hypocrisie

Roulette chinoise s’inscrit dans le Nouveau cinéma allemand qui apparaît dans les années 70. Le mouvement entend s’opposer aux productions populaires des décennies précédentes : Edgar Wallace, Winnetou, Heimat Filme, Schulmädchen-Report… Parmi ces instigateurs affiliés au cinéma d’auteur, on trouve d’illustres noms… Wim Wenders, Werner Herzog et, naturellement, Rainer Werner Fassbinder, réalisateur de Roulette chinoise.

Monument en Allemagne, l’auteur reste le réalisateur le plus célèbre de ce courant cinématographique, autant pour l’esthétisme qu’il insufflait à ses films que pour ses abus d’alcool et de drogue. Des excès qui, en 1983, lui coûtent prématurément la vie. Malgré une courte carrière, Fassbinder met en scène 42 films, dont Berlin Alexanderplatz (1980) ou Tous les autres s’appellent Ali (1973). Évoquer les tabous de la société allemande est l’un des fondements de son œuvre… Roulette Chinoise n’échappe pas à la règle, tout en faisant les yeux doux au film d’horreur.

Gerhard a prévu de passer un agréable week-end à la campagne dans son manoir avec sa maîtresse Irene. Surprise : Ariane, son épouse, a déjà investi les lieux. Il se trouve, par ailleurs, que la jeune femme n’est pas seule. À son bras se trouve son amant Kolbe. Une fois l’embarras passé, tout le monde éclate de rire… Autant s’accommoder de la situation. Et puis, la maison est bien assez grande pour tout le monde…

Mais voilà que leur fille Angela se joint à la petite fête. Accompagnée de sa gouvernante Traunitz qui s’occupe d’elle pendant que ses parents parcourent égoïstement l’Europe, la fille handicapée, traumatisée et délaissée par Gerhard et Ariane, est en quête de vengeance. Déjà à l’origine de cette rencontre qui n’a rien de fortuit entre couples adultérins, l’adolescente a bien l’intention de mettre à profit ce week-end où tout le monde se trouve sous le même toit pour faire apparaître des réalités peu avouables…

Si Angela souffre d’un grave handicap qui l’empêche de se déplacer sans canne, c’est pour mieux illustrer l’héritage que lui ont laissé ses parents : Une infirmité doublée d’une incapacité à agir. En ce sens, Angela incarne une descendance contrainte de subir les calamités infligées par les générations précédentes.

Le résultat est une rancoeur qui n’a probablement rien de très surprenant. Et, durant les années de plomb, la colère ne s’exprimait pas de manière mesurée. Notamment outre-Rhin où de jeunes Allemands, méprisant la génération de leurs parents impliquée dans les crimes nazis, s’engageaient dans des mouvements d’extrême gauche, comme celui de la Fraction armée rouge.

Margit Carstensen et Alexander Allerson, qui incarnent les parents d’Angela, donnent corps à cette génération qui a laissé les nazis s’ancrer dans les postes clés de l’administration de l’Allemagne fédérale. Peu fiers, ils construisent leur existence sur un mensonge. Celui d’un pays qui, sous des apparences civilisées, bourgeoises, aurait tourné la page du nazisme. Une duperie symbolisée par ces escapades adultérines qui, finalement, ne les surprennent même pas une fois révélées. L’essentiel est de profiter d’un style de vie prônant l’insouciance, animé par les jeux, le sexe et l’alcool. Des valeurs matérialisées par une vitrine en verre trônant dans l’une des pièces principales où se déroule l’action du film.

Dans cet environnement dominé par le mensonge et l’évitement, la jeune Angela, interprétée par Andrea Schober, joue la colère issue de la frustration. Fassbinder la décrit toutefois de manière positive puisque l’émotion n’a pas seulement pour vocation de détruire. En effet, Angela incarne plutôt la volonté de reconstruire en prenant le chemin de la vérité. En cela, Roulette chinoise est aussi le film le plus optimiste de Fassbinder.

Andrea Schober jouera régulièrement les rôles d’enfant chez Fassbinder, ainsi que dans l’entourage du réalisateur. Ainsi, On la retrouvera l’année suivante, accompagnée d’une bonne partie du casting de Roulette chinoise, dans Adolf und Marlene, réalisé par Ulli Lommel qui, ici, incarne Kolbe, l’amant d’Ariane.

À l’évidence, Roulette chinoise s’appuie beaucoup sur ses protagonistes. En ce sens, pour la touche glamour, Anna Karina et Margit Carstensen se posent comme des femmes fatales ambassadrices à la fois de l’élégance et de l’ambiance décontractée des années 70. En face d’elles, on trouve Macha Méril. Les passionnés de giallo ont encore en mémoire son rôle de médium dans Les Frissons de l’angoisse de Dario Argento. L’actrice fait ici une forte impression dans le rôle de l’amie, presque intime, de l’adolescente dont elle a la charge. Son personnage, muet, asexué, bienveillant, tranche avec les frasques des parents d’Angela.

Brigitte Mira est une autre actrice installée dans le cercle Fassbiner. En 1974, elle sera récompensée du prix du film allemand pour sa prestation dans Tous les autres s’appellent Ali.

L’élément le plus marquant de Roulette chinoise reste néanmoins le travail de Michael Ballhaus à la photographie…

Ballhaus se trouve alors au début d’une carrière dont on manque de superlatifs pour la qualifier. Après avoir émigré aux States, il se chargera, par exemple, de mettre en images des films comme Susie et les Baker Boys (1989) ou Les Affranchis (1990). Au sommet de son art, on trouve le Dracula (1992) de Francis Ford Coppola.

On sait que Rainer Werner Fassbinder travaillait rapidement et Roulette chinoise, conçu en quelques semaines, n’échappe pas à la règle. Pour autant, cette précipitation ne se voit certainement pas à l’écran. Ainsi, chaque dialogue, chaque image, semble agir de manière cohérente. Une partie du mérite en revient à Ballhaus qui livre une mise en scène intrigante. En particulier lors de la deuxième moitié du film qui saura séduire les amoureux de films d’épouvante.

Les portes en bois, les escaliers, les miroirs assurent effectivement une ambiance proche du fantastique. En particulier lorsqu’Angela, digne et méprisante, déambule en claudiquant dans les couloirs, incarnant, pour les adultes, une menace insaisissable.

Dès lors, l’atmosphère oppressante contenue, tant bien que mal, lors de la première heure trouve son climax dans un final traumatique, mémorable.

Dans la logique du Kammerspiel, c’est-à-dire en respectant la règle de l’unité de lieu, de temps et d’action, la séquence finale se déroule tout au long de la nuit et dans une seule pièce. Là, deux groupes d’adultes s’affrontent au cours d’un jeu féroce. Un exercice cruel mais nécessaire puisqu’il s’agit de dévoiler, enfin, l’auto-tromperie à laquelle tout ce beau monde se livre.